Un petit coin de paradis


Le tilleul de Himmelsberg: histoires


Titre original: Fast wie im Himmel , Geschichten von der Linde in Himmelsberg


Ute Verena Schneidewindt


Traduit de l´allemand par Mireille Grafe


Chapitre III


Toute la vérité, sinon assume tes bobards!


Il était tard. Le soleil était déjà bas dans le ciel ; Anna Lena se dépêchait ; elle courait. Hors d´haleine, elle arriva enfin au pied du tilleul.

« Vieil arbre, es-tu là ? cria-t-elle.

Le visage du vieux tilleul apparut à travers le feuillage.

- Oui, maugréa-t-il.

- Vieux tilleul, dit-elle, il faut que je te raconte quelque chose, j´ai… L ´arbre lui coupa la parole:

- Dis-moi, bougonna-t-il, tu arrives toujours comme ça en retard?

- Mais me voilà ! dit-elle, j´ai…

- Nous avions convenu de nous retrouver après le goûter, maugréa-t-il.

La petite fille était interloquée.

On ne peut pas compter sur toi ! poursuivit-il de très méchante humeur. Anna Lena contesta, cherchant à se justifier:

- Mon papa dit toujours qu´ au moins avec moi, on est sûr qu´ on peut compter… que je serais en retard ! L´arbre lui jeta un regard réprobateur. Et puis, en fait, ça n´a pas grande importance, continua-t-elle, l´essentiel c´est que je sois là! Non? »

Anna Lena était déçue. Elle avait tant attendu ce moment, toute joyeuse à la pensée que le vieil arbre lui conte la première histoire et maintenant, quel accueil!

Le vieux tilleul, quant à lui, ressentait profondément la tristesse de la petite fille à laquelle il s´était déjà tant attaché dès leur première rencontre. Mais il devait reconnaître que ce retard avait égratigné son amour-propre; le comble: elle l´avait fait attendre!

Longtemps il se tut. Puis, brusquement, le vieil arbre secoua son feuillage et murmura à la petite fille:

« Et bien, pour tout t´avouer, j´ai eu peur que tu m´aies oublié. La petite fille leva les yeux vers lui, étonnée:

- Impossible ! Toute la journée, rétorqua-t-elle d´une voix également douce, toute la journée je n´ai pensé qu´à une seule chose : te demander ce que tu sais sur l´homme sauvage.

Un long moment, l´arbre et la petite fille se regardèrent. Enfin le vieil arbre rompit le silence:

- Dis-moi, c´est quoi encore cette histoire d´homme sauvage ? demanda-t-il d´un ton bienveillant.

Anna Lena retint sa respiration, hésita:

- Tu sais, dit-elle, je l´ai vu!

- Tu as vu un homme sauvage, ici, au village? s´étonna le tilleul.

- Si, si ! Tu te rends compte, je l´ai vu plaqué au mur d´une maison!

L´arbre ne put retenir un rire sonore ; envolée sa mauvaise humeur; le retard est pardonné!

- Tu penses qu´il était tout simplement plaqué à un mur? demanda-t-il tout étonné. Mais dis-moi, qui donc l´y aurait accroché?

- Mais, non, tu n´y comprends rien. Ce sont les chaprentiers qui nomment ainsi cette forme de plan de bois, répliqua Anna Lena. En tenant de tels propos, Anna Lena avait l´impression d´être très savante.

L´arbre était tout perplexe:

-Ah, tu penses que ce sont les charpentiers qui ont donné ce nom à cette forme de pans de bois. Tu veux parler de colombages?

- C´est ce que je viens de te dire! renchérit-elle sur un ton quelque peu péremptoire. Anna Lena ressentit une certaine inquiétude: le vieil arbre allait-il se mettre à parler avec des mots aussi tarabiscotés que ceux de son papa?

- Dis-moi, est-ce qu´il existe une histoire sur cet homme sauvage? demanda-t-elle, poussée par la curiosité.

- Si, si, il y en a bien une. Mais veux-tu vraiment la connaître?

- Oui, bien sûr!

- Bon, et bien, commença l´arbre, il était une fois un homme sauvage qui vivait au fin fond de la forêt dans le creux d´un arbre.

- Ici, dans notre forêt ? questionna-t-elle.

- Oui, pour ainsi dire… Tous les jours, il se rendait à la pêche. Il s´était fabriqué une canne avec une branche de saule et du crin de chevaux sauvages. Mais ce n´était pas une canne comme les autres. Il avait choisi du crin ensorcelé car il voulait attraper un poisson bien particulier... Et puis, à Himmelsberg, il y avait une belle jeune fille qui se rendait régulièrement dans la forêt pour ramasser du bois et c´est ainsi que l´homme sauvage l´entrevit. Il en tomba éperdument amoureux au point de vouloir lui offrir le monde entier. Mais hélas, comme c´était un sauvage, aucune femme ne prêtait attention à lui. Donc, avec la canne ensorcelée, il attrapa le roi des eaux. Et puis, tu ne devineras jamais…

-non?

- Ce roi des eaux qui portait une bague en or à sa nageoire lui dit: "Offre cette bague à ta bien-aimée. Dès qu´elle la mettra, elle s´intéressera à toi."

Dès le lendemain, donc, l´homme sauvage s´empressa de placer la bague pile sur le passage de la jeune fille qui allait chercher du bois.

En voyant la bague, la jeune fille poussa des cris de joies, émerveillée. Quel beau bijou! Alors qu´elle passait l´anneau à son doigt, le sauvage surgit des fourrés. Certes, elle le regarda mais contrairement à la promesse du roi-poisson, elle ne tomba pas amoureuse; pire, elle se sauva en hurlant.

Le sauvage reprit la bague qu´elle avait fait tomber.

Il était si triste qu´il ne put s´empêcher de pleurer. Or, à peine ses larmes avaient-elles touchées le sol, le roi des eaux lui apparut. « Même si elle ne t´aime pas, je connais un moyen de rester auprès d´elle. Rends-toi un soir devant sa maison. Avec la bague, frappe trois fois le mur de sa demeure et tu verras ce qu´il adviendra… »

L´homme sauvage suivit les conseils au pied de la lettre: à pas de velours, il se dirigea vers la grange; mais à peine eut-il frappé le mur de la maison, ses membres se raidirent; il s´envola jusqu´au colombage et s´intégra aux pans de bois que les charpentiers nomment depuis "homme sauvage".

Le lendemain, la jeune fille fut toute étonnée de découvrir de nouvelles poutres à sa maison, mais comme elles semblaient conjurer le mauvais sort, elle s´accommoda de l´homme sauvage et lui témoigna même de l´amitié.

La petite fille leva lentement son regard vers l´arbre.

- Dis-moi, vieil arbre, c´est vrai tout ça ? s´enquerra-t-elle.

- Bien sûr que c´est vrai. Aussi vrai que 2 et 2 font 4 ! allégua-t-il.

- Mais alors, rétorqua Anna Lena, le village de Himmelsberg a dû être peuplé par des sauvages parce que j´en ai vu plus d´un de ces hommes sauvages sur les murs!

- Certes, il ne faudrait pas voir les Himmelsberg tous sous cet angle, s´empressa-t-il de lui répondre. Les habitants du village forment une communauté trop sympa… Il va falloir que je revoie quelques passages de l´histoire.

- Mais qu´est-ce que tu entends par « revoir quelques passages »? L´homme sauvage a bel et bien existé, non? répliqua Anna-Lena, bien décidée à savoir la vérité.

- Pour tout dire, pas vraiment.

- Tu ne serais pas en train de me raconter des bobards?

- Si, absolument, reconnut l´arbre en poussant un profond soulagement.

Après un court silence, le tilleul reprit la parole:

Et bien, pour parler franchement, dit-il d´un ton embarrassé, cette histoire, je viens de l´inventer.

Anna Lena restait muette, ne semblant guère étonnée.

Je ne connais aucune histoire sur l´homme sauvage, poursuivit-il encore plus gêné. Si je l´ai inventée, c´est parce que je ne voulais pas te décevoir une fois de plus. Mais que le pan de bois dénommé "homme sauvage" conjure le mauvais sort, ça, c´est vrai de vrai!

- Mais il y a que les vraies histoires qui m´intéressent. Bien embêté, le vieil arbre opina de la tête et proposa:

- Si tu veux, au lieu de te raconter des bobards, je pourrais te conter l´histoire du village.

- Tu ne vas pas me donner une leçon d´histoire-géo sur la région, quand même ! répliqua Anna Lena en baillant.

- Mais non, mais non; écoute un peu.

Et au Tilleul de raconter. Anna Lena était tout ouïe.

Autrefois, à l´emplacement de Himmelsberg, il y avait une forêt dense, un peu comme la jungle, mais sans tigre ni serpent. Alors, les gens qui vivaient à cette époque ont décidé de défricher, de construire une église, des maisons et de cultiver les sols. Et c´est ainsi que Himmelsberg a été fondé mais il y a si longtemps de cela qu´Anna Lena ne pouvait se l´imaginer. Himmelsberg existait pour ainsi dire depuis aussi longtemps que si on mettait bout à bout la vie de 26 grand-mères ! S´il y avait des tracteurs pour tirer les arbres et arracher les souches ? voulut savoir la petite fille. Le vieil arbre se mit à rire et expliqua que c´était avec du feu et à la sueur de leur front que les habitants avaient tout défriché.

Et puis, alors que le village existait déjà depuis 150 ans, il s´était passé quelque chose de monstrueux: le village entier avait été offert, comme ça, en cadeau! A cette époque, ce genre de choses était possible. Le village appartenait en effet à un comte qui portait un nom plutôt drôle: "Berthold du Bosquetdeschèvres". Ce qui est sûr, c´est qu´il a fait don de Himmelsberg en 1243 à un couvent parce qu´il voulait que ses parents aillent au ciel quand ils mourraient. Toute l´histoire était si compliquée, avait dit le vieux tilleul et Anna Lena ne pouvait que lui donner raison. L´arbre expliqua comment le village passa de main en main, que, quand l´Amérique fut découverte, les Himmelsberg apprirent ainsi, eux aussi, d´un coup, que la terre était ronde et aussi, il raconta que la querelle, qui consistait à savoir comment on devait croire au bon Dieu, ne s´était pas arrêtée aux portes de Himmelsberg. Il y avait eu aussi beaucoup de guerres; l´une d´entre elles dura même trente ans et sema la mort et la misère.

- Arbre, dit Anna Lena qui se rongeait les ongles, je ne te comprends pas. Tu viens de m´expliquer qu´à l´endroit où se trouve le village, il y avait une forêt.

- Tout à fait. Je surprends toujours les conversations des spécialistes; ils parlent des défrichements de la fin du Moyen-Age, puis de la découverte de l´Amérique, Ensuite de la Réforme et de la guerre de 30 ans qui toucha toute l´Europe, puis, plus tard de la guerre de sept ans entre la Prusse et l´Autriche et d´encore beaucoup d´autres événements.

- Mais je ne sais toujours pas comment vivaient les gens?

- C´est très simple. Ici, tout suivait son cours. En été, on travaillait aux champs et en hiver, on vivait des provisions amassées pendant l´été. Le dimanche, on se faisait beau pour aller à l´église et le soir on se retrouvait sous mon feuillage pour boire une bière ou du vin. Crois-moi: les Himmelsberg sont travailleurs, immuables et pieux.

Anna Lena, réfléchissant à ce qui venait d´être dit, voulut savoir:

- Arbre, qu´est-ce que tu entends par "immuables"?

Le tilleul la regarda et soupira:

Comment dirais-je? Bon, certains disent que rien ne change. Tu sais, c´est un peu comme ton papa qui lit le journal chaque matin.

Anna Lena leva les yeux.

- Mama le gronde toujours, dit-elle tout bas.

- Mais c´est une tout autre histoire, s´empressa-t-il de dire, cherchant à la ménager. Mais tu sais que même si ça énerve ta mère que ton Papa lise son journal au lieu de lui parler, c´est quand même une routine immuable. Parfois c´est bien, parfois c´est mal, mais quoi qu´il en soit, c´est immuable…

Anna Lena se remit à se ronger les ongles. Elle tentait de saisir le sens de ces propos.

- Je n'ai toujours pas bien compris, concéda-t-elle.

- Les Himmelsberg ont vécu de nombreux changements, répondit l´arbre. Et j´en passe sur toutes les guerres qui ont eu lieu dans le monde et qui quand même ont touché Himmelsberg! Le village n´a cessé de connaître de nombreuses transformations. A un moment, il y a eu beaucoup d´enfants et même une école. Et même l´apparence du village s´est modifiée: les rues sont maintenant goudronnées; il y a des lampadaires et l´eau ne jaillit plus des fontaines. Autrefois, tous ici étaient des agriculteurs qui vivaient de leurs champs et de leur bétail. De nos jours, il n´y en a pratiquement plus; la plupart des Himmelsberg vont en ville pour travailler et ne sont plus des paysans. Et pourtant,… Là, le tilleul s´octroya une longue pause avant de poursuivre son récit, le village continue à exister grâce à chacun de ses habitants: Ils organisent des fêtes ensemble, vont à l´église et éduquent leurs enfants en commun, ici.

Anna-Lena ne cessait de réfléchir. L´arbre termina son discours en tenant ces propos: On ne vit pas partout de la même façon. Un village, ce n´est pas une ville et Himmelsberg n´est pas une grande ville. Tu vas faire la connaissance du village ; Il est attachant même si on s´y dispute parfois. »

Anna Lena était toujours plongée dans ses pensées: jusqu´à présent, elle avait toujours cru que dans un village, chacun avait un cochon et une poule ; que dans la grange, l´on sautaient du haut des balles de foin et que l´on pouvait poursuivre les moutons dans les prés. C´est comme ça qu´elle s´était imaginé son week-end. Pas une seconde, l´idée l´ avait effleurée de savoir comment l´on vivait au village ou comment l´on y grandissait!

« Tchao, se contenta-t elle de dire en lui tournant le dos.

- A demain, j´espère? » lui cria le vieux tilleul. Mais perdue dans ses pensées, la jeune enfant avait déjà repris son chemin. Vite, vite, à la maison!

Elle se retourna pourtant une dernière fois, lui fit un signe de la main et disparut en courant.